Les entreprises ne peuvent plus se contenter de se replier sur des stratégies de réduction de coûts ou de conquête de nouveaux marchés. L’accélération des mutations due aux bouleversements de l’économie mondiale et à l’incertitude généralisée qui en découle impose de repenser les modèles organisationnels traditionnels, lesquels peinent désormais à répondre aux injonctions paradoxales de notre époque. Entre la recherche de profitabilité et l’impératif de développement durable, entre la valorisation « des valeurs » et celle de « la valeur », ou encore entre l’innovation ouverte et la compétitivité accrue, les dirigeants se retrouvent fréquemment démunis, mal préparés à gérer un environnement de plus en plus imprévisible.
Et alors ? Et alors, il faut rapidement réinventer les dynamiques internes, en s’appuyant sur des architectures sociales capables de faire émerger une véritable intelligence collective.
Les structures pyramidales, qui ont dominé le monde professionnel durant des décennies, se révèlent actuellement parfaitement inadaptées. Elles se sont construites sur des bases autoritaires, souvent opaques, et n’intègrent pas la diversité des perspectives, pourtant essentielle à l’innovation. Historiquement, ces modèles ont prouvé leur efficacité dans des environnements stables, où la hiérarchie permettait de maintenir un contrôle strict et d’assurer la continuité de l’activité. Et puis la crise sanitaire mondiale COVID a démontré l’importance de la coopération à une échelle inédite. Partout, chercheurs, ingénieurs et praticiens ont conjugué leurs efforts pour analyser le flot d’informations, modéliser la propagation du virus, prédire les effets des interventions et concevoir des solutions biomédicales. Cette synergie internationale, soutenue par le partage de données en temps réel et l’utilisation d’outils open-source, a permis de répondre rapidement à une situation d’une complexité totalement inédite. L’épisode souligne combien la collaboration et la diversité des compétences sont devenus des atouts décisifs et stratégiques.
Néanmoins, l’intelligence collective ne se décrète pas. Longtemps, elle a été négligée, voire dévalorisée, au profit d’une vision individualiste de l’intelligence. Dans les sphères académiques comme dans le milieu professionnel, la réussite personnelle est souvent mise en avant, et les groupes sont perçus comme des entités plus susceptibles de céder aux biais cognitifs et à la pensée de groupe que d’atteindre des solutions créatives. Or, cette perspective méconnaît un point fondamental : les performances cognitives des individus eux-mêmes reposent sur des ressources culturelles et symboliques qui leur ont été transmises. Les outils linguistiques, scientifiques ou technologiques, dont nous faisons usage quotidiennement, sont le fruit d’un savoir collectif patiemment accumulé au fil des générations. L’intelligence humaine n’est donc pas le fait de génies isolés, mais bien le produit d’une culture cumulative qui s’est enrichie à travers les siècles grâce à un effort conjoint. Il s’agit d’un héritage commun, perpétué par la famille, l’école, les institutions et les médias, et que chaque génération réinterprète et approfondit. La capacité de créer, d’innover et d’adapter repose ainsi sur un terreau collectif, où la transmission de la connaissance est centrale.
À cet égard, le concept d’intelligence collective prend tout son sens. Des travaux récents ont cherché à mesurer ce phénomène, en explorant la possibilité de quantifier la performance d’un groupe de la même manière que l’on évalue l’intelligence individuelle avec le quotient intellectuel. Les chercheurs ont mis en lumière l’existence d’un « Facteur C », une sorte de QI collectif, qui rend compte de la performance globale d’un groupe sur diverses tâches. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas la somme des QI individuels des membres qui détermine cette performance, mais plutôt la capacité du groupe à interagir de manière harmonieuse et équitable. Les études ont montré que trois éléments principaux influencent ce facteur : la sensibilité sociale des participants, c’est-à-dire leur aptitude à comprendre et à réagir aux émotions des autres ; l’équité de la participation, qui assure que chaque membre puisse s’exprimer librement ; et enfin, de façon plus surprenante, la proportion de femmes au sein du groupe. Ce dernier point s’explique par une sensibilité sociale en moyenne plus développée chez les femmes, bien que cette corrélation ne soit pas systématique.
L’intelligence collective émerge donc de la diversité des points de vue et de la capacité à orchestrer ces différences pour qu’elles s’enrichissent mutuellement. Plus un groupe parvient à coordonner les singularités de ses membres, plus il est capable de s’adapter aux changements imprévus de son environnement et de trouver des solutions originales à des problèmes complexes. Cette approche est diamétralement opposée à celle du conformisme, qui tend à étouffer la créativité et à reproduire des schémas établis. En facilitant le dialogue, en instaurant une écoute réciproque et en valorisant les contributions de chacun, on stimule non seulement l’innovation, mais également l’engagement et la motivation au sein de l’organisation.
Dans cette perspective, la promotion de l’intelligence collective passe par des pratiques concrètes. Encourager la sensibilité sociale à travers des formations à l’empathie et à la communication non violente, assurer une prise de parole équilibrée lors des réunions, ou encore veiller à la diversité des profils au sein des équipes sont autant de moyens de renforcer le Facteur C. Il ne s’agit pas simplement de modifier la composition des groupes, mais de créer un climat de confiance et de reconnaissance mutuelle, où les talents de chacun peuvent s’exprimer pleinement. Les entreprises qui parviennent à instaurer ce type de culture organisationnelle se montrent mieux armées pour naviguer dans un monde incertain.
La question se pose alors de savoir si l’intelligence collective peut être développée de manière systématique, au même titre que l’intelligence individuelle. Les premières réponses semblent indiquer que oui. En mettant en place des outils de collaboration plus performants, en tirant parti des technologies numériques pour fluidifier les échanges d’informations, ou en adoptant des modes de gouvernance plus horizontaux, les organisations peuvent accroître leur QI collectif et devenir plus résilientes face aux crises. Les exemples abondent déjà dans le domaine des projets open-source, comme Wikipédia ou Linux, où l’auto-organisation des communautés permet de mener à bien des initiatives de grande envergure, en alliant diversité des compétences et coordination spontanée.
Toutefois, cette transformation ne se limite pas au monde du travail. Elle concerne l’ensemble des institutions humaines, qu’il s’agisse de l’école, des administrations publiques ou des associations. Partout où les individus sont amenés à coopérer, la manière dont ils interagissent et se considèrent mutuellement joue un rôle clé dans la qualité des décisions prises et dans la pérennité des actions entreprises. L’intelligence collective, loin d’être une simple mode managériale, apparaît ainsi comme un levier indispensable pour faire face aux défis du siècle à venir. Elle implique de repenser les relations de pouvoir et d’instaurer une nouvelle éthique de la coopération, fondée sur l’équité, la réciprocité et le respect des singularités.
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sources : Strategies L3, Lefebvre Dalloz Compétences, et Polytechnique Insights.
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Idée...s par
Maître Zen.